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Les connexions secrètes de la DGSE/Livraisons d'armes de la France au général Massoud en Afghanistan

 

Les connexions secrètes de la DGSE

Livraisons d'armes de la France au général Massoud en Afghanistan

 

Nos agents sont vraiment très spéciaux. Regardez celui-là, silhouette mince, chapeau et

manteau noirs à la Mitterrand, en ces jours glacés de février. Droit comme un i, petites lunettes,

un journal à la main. Affable et peu bavard comme il se doit, il était, il y a peu, l'un des plus

hauts responsables de la Piscine - comprenez la DGSE, surnommée ainsi à cause de la

proximité de ses locaux avec la piscine Georges-Vallerey, dans le XXe arrondissement de

Paris. Mais piquez-y une tête, vous n'aurez pas l'impression d'être entouré de James Bond en

maillot.

C'est l'agent au chapeau noir qui, la première fois au cours de cette enquête, a évoqué les

livraisons d'armes de la France au général Massoud. « On l'a aidé depuis le début. Les premiers

temps, les armes étaient livrées par avion sur la base de Peshawar, au Pakistan. À la fin, on les

a larguées par parachute, au-dessus des montagnes afghanes1. » « On » : mot pudique pour

désigner la DGSE. C'est au plus haut niveau de l'État, à l'Élysée, que la décision avait été prise

de prêter main-forte au futur opposant majeur au régime des Talibans. À l'époque, Massoud

n'est encore que le chef d'un groupe luttant âprement contre l'invasion soviétique en

Afghanistan. « Seule l'autorité politique peut prendre une telle décision ; d'ailleurs toute

intervention des services français à l'étranger doit recevoir le triple feu vert de la Défense, de

Matignon et de l'Élysée, confie notre agent. Il n'y a jamais de document écrit, juste des instructions

verbales. Mais un directeur de la DGSE ne s'engagerait jamais seul dans une telle aventure sans le feu

vert du gouvernement. Ne serait-ce que pour des raisons de carrière, il lui faut se couvrir. Nous, on

avise le politique, on lui adresse notes, rapports, études, synthèses... Même si les instructions en retour

sont rarissimes ! » Dans le chaos afghan, Massoud, parce qu'il est tadjik, est l'un des rares chefs de

guerre afghans (en majorité pachtouns) à ne pas être une marionnette du service de renseignements

pakistanais, donc de l'Arabie saoudite, et par voie de conséquence des États-Unis. Résultat, il a

pratiquement été le seul que les Américains n'ont pu empêcher de solliciter l'appui des Européens - et

tout particulièrement des Français - pendant la guerre contre la présence soviétique. Seul autre cas,

celui de l'Ouzbek Rachid Dostom qui a su nouer des liens avec la Russie comme Massoud avec la

France.

Des livraisons secrètes à hauts risques

Un autre ancien espion français, spécialiste reconnu du Proche-Orient, se souvient. Alain Chouet

est entré à la Piscine en 1972, et il est devenu l'un des piliers de la maison sur les questions de l'islam,

du terrorisme et du Proche-Orient. Son dernier poste2 à la DGSE : chef du Service de renseignements

de sécurité. Depuis qu'il a quitté la DGSE, l'homme à la barbe courte a abandonné veste et cravate

pour le blouson de cuir; il donne des conférences en France et aux États-Unis, et publie des analyses

sur l'islam ou le terrorisme. « Les premiers contacts français avec la résistance afghane datent des

années 83-85, confesse-t-il. Ils ont commencé avec des chefs pachtouns et les services secrets

pakistanais, ce qui a fort déplu aux Américains, qui les avaient déjà pris sous leur aile. Les Français se

sont alors tournés vers Massoud. Une relation privilégiée s'est donc tissée, dès la fin des années 1980,

entre les services secrets français et le "Lion du Panshir". Une relation qu'il a bien fallu honorer en lui

fournissant assistance médicale, formation militaire et armes, faute de quoi il serait allé voir ailleurs.

Les autorisations du "politique" sont venues à petite échelle au début des années 19903. »

Contrairement aux rares informations ayant filtré sur le soutien de la DGSE à la résistance

afghane, les livraisons d'armes se sont poursuivies longtemps après le retrait soviétique d'Afghanistan.

L'adoption, en 1996, par les Nations unies d'une résolution4, certes non contraignante, demandant

l'arrêt de toutes les livraisons d'armes sur le territoire afghan, n'a pas gêné les agents français : la

France a décidé de soutenir Massoud et ses forces spéciales. La DGSE et le 13è régiment de dragons

parachutistes ont été mobilisés à cet effet. « La véritable "coopération" a pris de l'ampleur vers 1997-

1998 quand les Talibans ont commencé à devenir insupportables, continue Alain Chouet. Il ne faut

cependant pas exagérer l'importance de cette assistance armée, qui a plus souvent emprunté la voie

routière que la voie des airs. » Plusieurs dizaines d'hommes du commandant Massoud ont été discrètement

formés au centre de la DGSE de Cercottes, dans le Loiret. Les principaux fournisseurs

militaires de Massoud, l'Inde, la Russie, l'Iran, ont effectué leurs livraisons par convois entiers

successifs. Les approvisionnements français ont consisté en missiles antichars avec leurs postes de tir,

en armes de poing ou d'épaule ainsi qu'en équipements sanitaires et matériels militaires de

transmissions.

Les livraisons étaient limitées, estime notre agent expert du Proche-Orient, car « les

Français se sont en définitive découverts avec Massoud comme la poule qui a trouvé un

couteau. Qu'en faire ? Après tout, nos intérêts sur zone n'étaient pas évidents. Les politiques ont

donc chichement mesuré leur appui aux services. D'autant que, n'en déplaise aux

"massoudolâtres" des salons parisiens, Massoud est resté jusqu'à sa mort un islamiste

extrémiste. Son opposition aux Talibans n'était ni religieuse ni idéologique, mais ethnique et

clanique. » Quand il est apparu que les premiers membres des GIA algériens avaient été formés

chez Massoud, cela a généré des troubles au sein de la DGSE. « Ces tensions ont essentiellement

opposé le service Action, qui avait sa propre logique opérationnelle et ses copinages

sur le terrain, au service de contre-espionnage, en particulier dans sa composante contreterrorisme,

qui voyait en Massoud un danger potentiel aussi important que les Talibans. » Car,

aux dires des experts, le fameux général semble avoir planté autant de pavot que de mines

meurtrières dans le sol afghan.

Un État en totale schizophrénie

La polémique interne n'a pas mis les services à feu et à sang mais, avec le recul, a pris toute

sa dimension. Car, comme l'analyse un ancien agent de la Piscine, « l'aide militaire à Massoud a

permis de pérenniser encore plus un conflit déjà interminable. Le général n'aurait jamais pu

gouverner l'Afghanistan, déchiré par une guerre tribale, ethnique et clientéliste, principalement

pour le contrôle de la culture du pavot. En le soutenant, on a encore aggravé le pourrissement de

la situation dans le pays. » En résumé, soupire l'ex-espion, « l'aide militaire secrète aura

contribué à créer un nouveau berceau du terrorisme ». Difficile pourtant, de l'avis des experts du

terrain afghan, d'établir un lien direct de cause à effet. Une nation comme la France ne peut

toutefois pas faire l'économie d'une réflexion sur les conséquences géopolitiques

de ces pratiques à hauts risques que sont les livraisons d'armes occultes. D'autant que l'État

nage en pleine schizophrénie. D'un côté on trouve une partie de ses institutions, principalement

le ministère des Affaires étrangères, qui lutte contre les trafics d'armes. Le quai d'Orsay adopte

 

des positions publiques, participe à des négociations diplomatiques, signe et ratifie conventions

et traités internationaux. À ce titre, il engage la France par la voix du ministre en charge de sa

diplomatie. Parallèlement, les services secrets, c'est-à-dire la Piscine, jouent un double jeu: ils

n'hésitent pas à mettre des armes en circulation dans les zones de trouble, en livrant fusils

d'assaut et matériels militaires de transmission, alors que d'autres agents du même service sont

chargés d'assister aux réunions très officielles qui autorisent les ventes d'armes à l'étranger, afin

de vérifier si les exportations sont pertinentes ou pas.

Secrète, la DGSE n'en est pas moins une administration publique, émanation de l'État; son

fonctionnement et son organisation sont régis par la loi. Elle participe notamment au Comité de

surveillance des exportations d'armes, qui se tient au ministère de la Défense, et à toutes les

réunions interministérielles qui précèdent des ventes de matériels de guerre. Le gouvernement

attend du service d'espionnage rien de moins que « contrôler les intermédiaires, détecter les

faux certificats de destination finale, vérifier l'honorabilité des sociétés acheteuses et

l'adéquation des matériels achetés aux capacités du pays acheteur, surveiller le contexte

géopolitique et les risques de prolifération, contrôler l'exportation du chiffre militaire5 »...

Pourtant la DGSE peut être amenée à prendre des libertés avec les engagements internationaux

de la France.

L'ancien haut responsable de la DGSE, Alain Chouet, se dit « à peu près certain » qu'il n'y a

pas eu, dans les années 1990, à part en Afghanistan et probablement en Afrique centrale, d'autres

livraisons secrètes de la DGSE au travers de la planète. « François Mitterrand se montrait assez

hostile à ce genre d'opérations. Jacques Chirac ne voulait pas entendre parler de la maison, même

Michèle Alliot-Marie ne veut en aucun cas avoir à faire avec les services et le monde du

renseignement », dit-il.

Patron depuis 1995 de la cellule Afrique de l'Élysée, l'ambassadeur Michel de Bonnecorse

passe pour un homme préférant les solutions négociées au fracas des armes. Donc peu susceptible

d'inciter les agents français à expédier de la poudre à canon vers un quelconque allié secret de la

France. Dans les années 1980, ce type d'opération occulte était plus facilement ordonné par le

pouvoir politique. Des interventions en tout genre en Afrique francophone, et aussi en Angola,

hors du champ africain traditionnellement surveillé par Paris : depuis le soutien apporté à la

rébellion de Savimbi contre le pouvoir central, marxiste, décidé par l'aristocratique chef des

services français, Alexandre de Marenches, le roi du Maroc et la CIA, la DGSE a poursuivi

l'effort militaire secret en faveur du maquis angolais. De vraies opérations clandestines, montées

par le service Action, via des agents non identifiables en tant que tels, que la France n'a jamais

assumé et n'assumera jamais publiquement. Au moment où le leader de la rébellion angolais,

Jonas Savimbi, a décidé de rompre l'accord de paix et contesté le processus électoral, ses soutiens

d'antan se sont détachés, entraînant le vote d'un embargo militaire à l'encontre de son mouvement,

l'UNITA6.

Pour la DGSE, l'Afrique est depuis toujours un monde à part. Les affaires africaines sont «

cogérées » par plusieurs intervenants de l'exécutif, coordonnés par la cellule africaine de l'Élysée.

C'est un véritable domaine réservé dans lequel les services secrets interviennent essentiellement

via le fameux service Action, chargé des opérations clandestines7. Les liens indéfectibles de la

France et de sa classe dirigeante avec les présidents-dictateurs africains expliquent peut-être cet

état de fait...

Dans les années 1980 encore, hormis l'aide aux Afghans antisoviétiques, la DGSE a mouillé

l'essentiel de sa chemise dans la guerre civile qui a déchiré le Liban. Notamment via des

 

opérations ultra-clandestines. « Armes légères, systèmes de transmissions, formation de gardes du

corps, assistance technique ont été fournis à diverses milices chrétiennes et druzes, ainsi qu'aux

forces légales libanaises, qui se trouvaient alors réduites au rang de milice comme les autres. Cela

n'a jamais donné lieu à des livraisons à grande échelle, mais plutôt à des opérations ciblées et

ponctuelles. Ces milices aidaient la France dans la recherche et la neutralisation des réseaux

terroristes Hezbollah, sunnites, palestiniens ou pro-syriens qui étaient alors menaçants8 », se

souvient Chouet. On l'a vu à l'été 2006, le Hezbollah a néanmoins développé une puissance

militaire considérable, grâce à la Syrie et à l'Iran.

Un « trombinoscope » des trafiquants

Quand elle ne livre pas elle-même des armements dans les zones instables, la DGSE suit au

jour le jour les problèmes de prolifération, de transferts de technologies et de trafics d'armes.

C'est le seul service de renseignements chargé de ce suivi permanent. D'autres structures y

touchent parfois (Direction de la surveillance du Territoire, Direction de la protection et de la

sécurité de la défense nationale, Renseignements généraux, Douanes...), mais plutôt à

l'occasion d'infos qui remontent ponctuellement, au gré du traitement des « sources ». À la

DGSE, c'est la direction du renseignement qui traite le dossier : elle comporte une section «

contre-prolifération », qui vise les armements classiques ou pas (biologiques, chimiques,

nucléaires...). Au sein de cette section cohabitent trois secteurs : terrorisme, mercenaires et

trafiquants d'armes. Et pour chacun de ces secteurs, des agents partent à la recherche du

renseignement, tandis que d'autres analysent l'information recueillie. « Les effectifs et les

moyens affectés sont suffisants », estime un cadre. Les services secrets s'efforcent ainsi

d'assurer dans la durée un suivi des personnes et structures impliquées. « On connaît, on

surveille et on pénètre un peu le monde des trafiquants9 », explique un ex-agent. Un «

trombinoscope » des trafiquants a ainsi été constitué au fil des ans, rassemblant toutes les

informations sur des fichiers informatisés. Une bonne centaine de noms y figurent avec photos,

ce qui en fait une petite base de données par rapport au fichier « mercenaires » qui comporte

quelque 500 identités. La DGSE suit aussi à la trace les matériels de guerre officiellement

vendus par la France, afin de vérifier s'ils repartent ensuite ailleurs, et où. « Lorsqu'elle

constate de tels transferts, relève un rapport de l'Assemblée nationale, la DGSE les signale au

gouvernement10. » On regarde par exemple s'il existe des incohérences entre les capacités ou

l'équipement de l'armée du pays acheteur, et le matériel livré.

Au-delà des fournitures secrètes et de l'analyse permanente des informations qui remontent

vers le boulevard Mortier11, les agents secrets se chargent d'entretenir à l'année des canaux

d'informations vers les milieux les plus inavouables. Dont celui des trafiquants d'armes. Ces

derniers ont souvent eux-mêmes été à la solde du ministère de la Défense de leur pays

d'origine. Bénéficiant des liens noués au fil des années, ils se targuent d'être « couverts » ; un

bluff permanent, sans que personne n'ose les démentir. Il faut reconnaître que sans ces

personnages, il ne saurait y avoir de renseignement digne de ce nom. Comment feraient les

services secrets pour se procurer chez l'ennemi des échantillons d'armes utilisant des

technologies avancées, qu'ils aimeraient bien décortiquer par le menu pour en analyser les

caractéristiques ? Ce sont des trafiquants, des intermédiaires, d'« honorables correspondants »

qui partent à la pêche... Mais faut-il pour autant dîner avec le diable ? Certains espions sont

radicalement contre le mélange des genres, même s'ils l'ont pratiqué pendant leur carrière en

recueillant parfois des informations auprès de personnages peu recommandables. «Un service

occidental digne de ce nom ne devrait pas se compromettre dans ces jeux malsains12 », regrette

l'un d'entre eux.

 

Les agences d'espionnage ont leurs arguments. « Il est clair que l'État ne peut assumer

ouvertement l'existence de liens avec des structures illégales, analyse Alain Chouet, l'ancien

chef du Service de renseignement de sécurité à la DGSE. Il ne peut cependant les ignorer ou

faire comme si elles n'existaient pas. C'est ce principe de réalité qui gouverne l'existence et

l'activité des services dits "spéciaux". L'État a tout ce qu'il lui faut (diplomates, années, experts,

coopérants, etc.) pour dialoguer ou se battre avec les structures légitimes ou légales étrangères.

Le problème se pose du "contact" avec les structures illégales, illicites ou illégitimes, du

terrorisme à la criminalité en passant par les oppositions violentes aux régimes en place...

L'État ne peut engager ouvertement ses instances diplomatiques ou politiques dans un dialogue avec

des puissances qui sont par définition actuellement ou potentiellement terroristes13. »

D'ex-agents de la DGSE spécialisés dans les ventes d'armes

C'est, selon l'ex-cadre de la Piscine, le rôle des services : « Cette fonction de "contact" (qui peut

d'ailleurs être violent) n'implique nullement une reconnaissance ou une approbation de l'interlocuteur : si

c'était le cas, on utiliserait les canaux visibles et légaux pour marquer cette reconnaissance. Mais elle est

essentielle à la sécurité collective. On ne peut pas se défendre efficacement contre un adversaire qu'on

ignore. Cela dit - et puisqu'on est dans l'humain - il arrive que la fonction "dérape" et que le "contact" se

transforme en "connivence". C'est le problème classique des flics avec les "indics", des agents des

douanes avec les "aviseurs", des services avec les "agents", etc. Ce problème est cependant moins

fréquent que certaines fictions littéraires ou cinématographiques le laissent entendre. Il est vrai qu'une

manipulation ordinaire n'a rien de télégénique... » Il faut relire John Le Carré, Une amitié absolue,

conseille notre homme, pour mieux saisir les subtilités et l'évolution de ces relations contre nature.

Cette zone grise peuplée d'intermédiaires plus ou moins véreux et d'hommes d'affaires sans scrupule

est encombrée d'anciens militaires en reconversion, voire d'anciens espions, qui gardent parfois le

contact avec leurs maisons d'origine. On verra plus loin le cas de Robert Montoya, l'ex-gendarme qui, en

vendant des avions de combat au président ivoirien, a indirectement - et sans le vouloir - entraîné la mort

de neuf soldats français, bombardés dans leur campement de Bouaké.

D'autres anciens cadres de la DGSE se sont fait une spécialité des ventes d'armes. Au cours de leur

carrière dans le renseignement, ils ont accumulé en France et à l'étranger de précieux contacts avec des

responsables gouvernementaux, de hauts gradés, des industriels de défense. En mettant ensuite leur

carnet d'adresses chèrement valorisé au service des ventes d'armes et des causes les plus aléatoires, ils

entretiennent un flou malsain : services secrets et marchands de canon, tout ce petit monde main dans la

main...

Ainsi les Imbot, père et fils. Deux noms connus du renseignement français. Le général René Imbot a

été le chef de la DGSE de 1985 et 1987 ; il y avait été nommé pour remettre de l'ordre dans les services

après l'affaire du Rainhow Warrior et pour, disait-il alors, « couper les branches pourries ». Le nom de

son fils Thierry, lui aussi espion jusqu'en 1991 au service de la France, est entouré de mystère depuis

qu'un jour d'octobre 2000, il s'est tué en tombant de sa fenêtre. Une fois à la retraite, le général Imbot14

n'a rien trouvé de mieux que d'endosser le costume d'intermédiaire, principalement pour des entreprises

de l'armement. Aux États-Unis, il s'entremet pour la firme15 qui a repris la célèbre marque Winchester,

producteur des fusils, carabines et pistolets du même nom qui inondent l'Amérique. Avec son fils

Thierry16, qui a quitté la DGSE en 1991, tous deux ont joué les intermédiaires pour Thomson-CSF

(aujourd'hui Thales), Giat, Dassault et Airbus. Parlant parfaitement chinois, Thierry Imbot a dirigé des

sociétés17 de conseil aux États-Unis et fait des affaires à Taiwan. Aux côtés des autres « consultants »,

Imbot père et fils ont été, comme le soulignent d'anciens cadres de la DGSE, les agents de Thomson

 

dans le fameux contrat des frégates vendues à l'île nationaliste. Ils n'avaient alors plus rien à

voir avec les services secrets français, mais sont intervenus sur un énorme marché militaire qui,

aujourd'hui encore, suscite des interrogations entre Paris et Taïwan. Pour le compte d'une

entreprise publique tricolore. Mais au profit d'intérêts mercantiles.

Agent secret lui aussi, Pierre Léthier a occupé le fauteuil de chef de cabinet de deux patrons

des services avant de se reconvertir dans les affaires, profession lobbyiste, en 1988.

Condamné18 pour son rôle dans le scandale Elf, ce colonel de réserve s'est surnommé lui-même

l'« espion de l'affaire Elf » pour promouvoir son autobiographie19. Racontant son métier de «

consultant d'affaires » - « l'une des activités les plus intéressantes qui soient », dit-il -, Pierre

Léthier reste pudique sur quelques-unes des opérations qu'il a eues à traiter. Il évoque ses

relations avec Aérospatiale où il contribua aux négociations pour vendre des Airbus aux

compagnies Tunis Air et Olympic Airways, revient sur sa participation au projet de

l'hélicoptère de combat d'Eurocopter, le fameux Tigre. Que des affaires politiquement très

correctes pour un ancien agent secret. En revanche, il ne dit mot de son intercession dans la

vente à l'année pakistanaise de missiles français.

Or c'est ce que révèle une lettre tamponnée « confidentiel » adressée par la société

Euromissile, filiale du groupe de défense EADS, à une discrète structure off shore anglaise,

appartenant à Léthier. Le document, ainsi que les papiers de cette société britannique Switch

Global, avaient été saisis par les juges de l'affaire Elf et n'ont a priori rien d'illégal. Pour

résumer cet « accord de consultant » au « contenu secret et confidentiel », Euromissile propose

à Pierre Léthier d'être intéressé à la conclusion d'un « contrat à venir pour l'année pakistanaise

de 300 missiles Milan et 20 postes de tir Milan ». « Une opération pouvant être suivie d'un

contrat semblable », promet la missive, qui souligne : « Vous nous assisterez dans notre action

commerciale pour finaliser ces négociations. » Honoraires promis : 9 %. Pas négligeable pour

un ancien fonctionnaire. Au début des années 1990, quand l'affaire se négocie, le Pakistan est le

meilleur allié des Occidentaux, depuis que les Soviétiques ont envahi l'Afghanistan. Dans ce

cas, pourquoi s'interdire de lui vendre, comme le fait Léthier, des missiles ? Le problème, c'est

le devenir de ces missiles dans un pays métamorphosé en chaudron de l'islamisme régional.

Une inconnue qui aurait de quoi émouvoir.

Des têtes brûlées du Service Action en Birmanie

Nostalgiques du coup de main, prompts à voler au secours des causes perdues, d'anciens

membres du Service Action des services secrets se sont mis en tête de livrer des armes, tout

seuls, dans leur coin. De continuer l'action clandestine menée au service de la DGSE, mais en

électrons libres. C'est ce qui est arrivé au Myanmar, l'ex-Birmanie, au profit de la rébellion

karen. L'objectif de ces têtes brûlées consistait à affaiblir le régime dictatorial en place, en

soutenant les tribus montagnardes. Les Karens, connus pour ces images étonnantes de femmes

au cou de girafes, constituent l'un des deux groupes ethniques, de confession chrétienne ou

bouddhiste, en rébellion contre la junte au pouvoir à Rangoun.

Un ancien industriel français de l'armement raconte ces faits d'armes finalement peu

glorieux. Immergé des années durant dans le microcosme militaro-industriel, il a pu observer

non seulement la caste des marchands et des intermédiaires, avec ses rites et ses pratiques

inavouables, mais aussi les compromissions de l'appareil d'État - services, diplomates, voire

entreprises publiques et offices à l'exportation. A soixante-treize ans, Jean de Tonquedec n'a

pas été un protagoniste majeur, n'a pas eu en mains les destinées des plus grands groupes, mais

s'est trouvé là où il fallait : au croisement de la fabrication des matériels, de leur exportation, et

donc des intérêts nationaux. Il a notamment été le patron de la Société des matériaux spéciaux,

 

filiale de la future Renault Véhicules Industriels, qui commercialise un véhicule français blindé

léger.

L'aventure lui est tombée dessus au début des années 1990 au cours d'une discussion à

bâtons rompus à l'hôtel Indra, le grand établissement de Bangkok. « Faire un beau coup, une

opération spectaculaire en fin de carrière m'avait tenté, c'est pour cela que j'ai dit banco.

L'affaire était destinée à rester secrète, et donc moins j'en savais, mieux je me portais20 », se

souvient aujourd'hui Jean de Tonquedec, qui a en partie évoqué l'histoire dans un livre21. Il lève

le voile sur les dessous d'une opération de livraison à la guérilla birmane, par d'anciens agents

des services français, d'armes légères : « fusils AK47, munitions, grenades, mortiers portables

». L'affaire a été stoppée net par les balles de soldats birmans, quelque part sur le littoral, là où

la frontière entre l'ancien royaume du Siam et le pays de la junte militaire se fond dans la mer.

C'est « Jean-Louis22 », un ancien du Service Action de la DGSE, qui fait un jour appel à

l'industriel. Les deux hommes se connaissent depuis longtemps. Jean-Louis connaît le Tchad

comme sa poche : y étant basé au temps de Goukouni Oueddeï et de Hissène Habré, il a oeuvré

pour la récupération de Françoise Claustre, l'archéologue française enlevée en avril 1974. Le

fameux Jean-Louis est-il en service commandé pour les services français, ou bien agit-il en

privé, entretenant le flou sur ces commanditaires réels ? Pour Tonquedec, pas de doute : c'est

un coup des services secrets. Bien sûr, il ne reçoit pas d'ordre de mission rédigé et tamponné du

sceau officiel de la DGSE. Cela n'existe pas ! Jean-Louis lui résume l'affaire, mais l'enfume

allégrement : « Mes patrons me demandent... », dit-il. Tonquedec, sûr de lui, ne voit pas qu'il

peut être mêlé à une opération des plus risquées, hors de toute légalité, dépourvue des moyens

habituels de la DGSE. Et absolument pas soutenue de près ni de loin par les services français...

Des ratés sur une plage thaïlandaise

Depuis les émeutes de 1988, où les militaires ont réprimé les émeutes populaires dans le

sang, la situation est extrêmement tendue en Birmanie. En juillet 199123, l'Union européenne a

décidé un embargo sur les armes et émis en même temps une « déclaration commune »

demandant aux pays du monde entier de « renoncer à toute vente d'armes ». Recommandation

ignorée par l'ONU, qui n'a jamais pris de sanctions contre la dictature militaire. Sur le terrain,

l'opération montée par « Jean-Louis » a dû résoudre quelques menus problèmes matériels.

Comment livrer les armes ? Par les airs ? Les montagnes rendent les atterrissages impossibles

et les parachutages compliqués. Par voie terrestre ? Passer par la Thaïlande est jouable, mais

cela a un coût: 50 % du prix des « marchandises » pour que l'armée thaïe ferme les yeux. Ne

restait que la mer. Jean de Tonquedec a donc reçu pour mission de trouver un bateau. « Le plan

d'action était simple : il fallait se procurer un petit cargo en fin de carrière, le remplir d'armes et

de munitions, le diriger et l'échouer sur une zone sablonneuse. Les Karens devaient venir le

décharger, avant de repartir se mettre à l'abri dans les zones montagneuses. L'équipe du cargo

était censée s'esquiver discrètement après avoir abandonné le navire: prise en charge par un 4 x

4, passage de la frontière birmano-thaïe en un point sûr, nouvelle prise en charge en 4 x 4 et

installation sur une plage touristique », écrit Tonquedec. À Singapour, où mouillent des

milliers de navires à vendre, il est facile de dénicher un bateau à moteur à manoeuvrer à deux

ou trois. L'équipe fait aussi l'acquisition des cartes des fonds marins, histoire d'accoster sans

souci. L'affaire est enclenchée.

Mais une simple reconnaissance des lieux va faire capoter la livraison. Un réflexe

d'amateur en quelque sorte - Jean de Tonquedec l'admet, lui qui n'avait jamais mis le petit

doigt dans une action de ce type. Par curiosité, avant l'opération, Tonquedec prend le chemin

d'un village thaï situé près de la côte, rejoint par des sentiers ardus un hameau de montagne

 

 

non loin de la frontière. Le lendemain, accompagné de cinq locaux, il passe la frontière pour

explorer le littoral et repérer l'éventuel point d'accostage. Mais des tirs d'obus de mortier les

stoppent net : la saison des pluies terminée, les militaires gouvernementaux avaient repris une

activité normale -et les avaient visiblement mis sous surveillance... L'opération, annulée cette

fois-ci, n'aura visiblement jamais lieu, les divisions entre ethnies réussissant â annihiler tout

effort de soutien de la part des Occidentaux. À Paris, les têtes brûlées parties offrir aux

Karens leur énergie, et pour certains leur vie, sont surveillées de près. Le ministère de la

Défense a tenté de freiner ce petit monde d'aventuriers.

Un colonel des services : « Si on veut, en dix-huit mois on peut balayer toutes

les filières »

Assurer au jour le jour le suivi de l'intégralité du « trombino » des trafiquants d'armes n'est

pas une priorité absolue des services secrets. Loin de là. À moins qu'un sulfureux

intermédiaire ait vendu des bombes à un groupe terroriste ayant l'Élysée dans sa ligne de

mire. Peut-être alors, le gouvernement s'intéresserait-il au sujet... Alain Chouet, l'ancien

cadre de la Piscine, ne se fait pas prier pour souligner l'impéritie des politiques qui, ne

l'oublions pas, ont la haute main

sur la DGSE via le président de la République et le Premier ministre : « Les priorités du

Service, à géométrie variable, sont fonction de la pression exercée par les médias sur le

politique. Ainsi, à l'été 2001, la priorité des priorités était l'immigration clandestine et ses

filières : il est vrai qu'alors 900 Kurdes faisaient du canotage en baie de Saint-Raphaël, le

Service était donc comminatoirement prié de recycler ses effectifs antiterroristes vers

l'immigration sauvage. Évidemment, quelques semaines plus tard, le 11 septembre renversait

brutalement la vapeur en attendant qu'un nouvel événement, canicule, tsunami, révolution,

Angolagate, rhume des foins présidentiel, etc., change à nouveau la donne. D'une manière

générale, tant qu'il n'y a pas le feu au lac et que la presse n'est pas en révolution, les

politiques se foutent complètement des problèmes de renseignement et de sécurité, qui

n'apportent que des ennuis24. »

Un ancien cadre du service de renseignements et de sécurité de la DGSE va plus loin

encore. Jeune retraité, le lieutenant-colonel Guy Deluzurieux a quitté la « boutique » en 2005.

Après vingt ans de services secrets, il s'est fait une idée plus que précise sur les trafics

d'armes même si le devoir de réserve que son ancienne maison lui impose interdit de révéler

ses fonctions passées. Désormais installé à Lyon, il s'est reconverti dans l'intelligence

économique. Son témoignage sur les trafics comme sur les filières nucléaires est décapant : «

Dans le monde d'aujourd'hui, les producteurs et les consommateurs d'armes sont parfaitement

identifiés : les "services" savent où sont situés les stocks à vendre, ils savent également qui

sont les consommateurs, ceux qui vont les acheter. À chaque fois que certains matériels, voire

certains produits susceptibles d'entrer dans la composition d'armes nucléaires, changent de

mains, les clignotants s'allument immédiatement. On connaît également le cheminement des

armes, c'est-à-dire comment et par quelles filières elles vont passer du producteur au

consommateur25. » Conclusion évidente, selon l'ancien espion : « Si on voulait stopper tous

les trafics d'armes, ce pourrait être fait en dix-huit mois. On pourrait très facilement tarir les

réseaux d'alimentation. Mais il faut savoir qu'en enquêtant sur les trafics d'armes, on tombe

toujours sur d'autres trafics : drogue, financement politique ou autres. » Pourquoi des

financements politiques ? Tout simplement parce que les filières illégales recourent

régulièrement aux élus et autres décideurs, pour obtenir des passe-droits et des arrangements,

qu'il faut bien remercier d'une façon ou d'une autre. Voilà pourquoi rien ne change : les

trafics continuent d'alimenter les zones chaudes de la planète en toute impunité..

.

Laurent LÉGER : Trafic d’armes : enquête sur les marchands de mort, Flammarion, 2006, 342 p

Chapitre 1 : Les connexions secrètes de la DGSE : pp. 17-3

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